Un article paru en février 1990 dans le Diplo Dans le n° 232 (mars 2012) d’ACC : des propositions pour l’action.
fév 09

A l’heure où il paraît normal que l’Etat soit endetté (pour peu que la dette reste dans des limites acceptables), où il paraît donc normal qu’un Etat maintienne « son » peuple sous domination, par le biais de la dette, voici un texte, vieux de trente-cinq ans maintenant, qui propose une analyse politique radicale de la relation entre le sens de la dette et l’exercice du pouvoir. A la lecture de ce texte (et d’autres textes de Pierre Clastres), on peut se demander si chercher à réguler techniquement la dette publique sans la remettre en question politiquement, ce n’est pas chercher réguler le pouvoir qui l’a induite, sans le remettre en question.

 

Dette et pouvoir

 

 

 

L’anthropologue Pierre Clastres reconduit et prolonge son analyse des sociétés humaines “primitives” dans la préface qu’il a écrite pour le livre de Marshall Sahlins, Âge de pierre, âge d’abondance (Gallimard, 1976). S’appuyant sur ses propres travaux en Amazonie, il décrit des sociétés indivisées, mobilisées par une farouche volonté d’égalité, où le pouvoir politique réside dans la société qui l’exerce sur son chef. Celle-ci n’accorde au leader, appelé “big man” dans les sociétés mélanésiennes, que certaines marques de prestige, en échange de cadeaux et de discours, dans un flux orienté de la chefferie vers l’ensemble du groupe social : une “société contre l’État” pour reprendre le titre de l’un des ouvrages de Clastres, publié initialement en 1974 et que les Editions de Minuit viennent de réédité (octobre 2011).

A cette structure sociale impensable dans nos sociétés, où un chef serait sans pouvoir, il oppose les sociétés divisées (ici polynésiennes) où la chefferie s’est séparée de la société tout en monopolisant le pouvoir. Conséquence de ce renversement : le groupe social doit payer un tribut permanent. Quelques soient les sociétés, le flux de la dette est à l’inverse du flux du pouvoir.

 

 

“Poser la question du pouvoir politique dans les sociétés primitives contraint à penser la chefferie à l’extérieur du pouvoir, à méditer cette donnée immédiate de la sociologie primitive : le leader y est sans pouvoir. En échange de sa générosité, qu’obtient le big-man ? Non pas la réalisation de son désir de pouvoir, mais la fragile satisfaction de son point d’honneur, non pas la capacité de commander, mais l’innocente jouissance d’une gloire qu’il s’épuise à entretenir. Il travaille au sens propre, pour la gloire : la société la lui concède volontiers, occupée qu’elle est à savourer les fruits du labeur de son chef. Tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute. […]

 

Les puissantes royautés polynésiennes ne résultent pas d’un développement progressif des systèmes mélanésiens à big-man parce qu’il n’y a, en de tels systèmes, rien qui puisse se développer : la société ne laisse pas le chef transformer son prestige en pouvoir. […]

Or, il est un instrument conceptuel qui, inconnu généralement des ethnologues, permet de résoudre bien des difficultés : il s’agit de la catégorie de dette. Revenons un instant à l’obligation de générosité à laquelle ne peut pas ne pas se soumettre le chef primitif. Pourquoi l’institution de la chefferie passe-t-elle par cette obligation ? Elle exprime assurément comme une sorte de contrat entre le chef et sa tribu, aux termes duquel il reçoit des gratifications propres à satisfaire son narcissisme en échange d’un flux de biens qu’il fait couler sur la société. L’obligation de générosité contient en elle, on le voit bien, un principe égalitariste qui place en position d’égalité les partenaires échangistes : la société “offre” le prestige, le chef l’acquiert en échange de biens. Mais ce serait méconnaître la vraie nature de l’obligation de générosité que d’y voir seulement un contrat garantissant l’égalité des parties en cause. Se dissimule, sous cette apparence, la profonde inégalité de la société et du chef en ce que son obligation de générosité est, en fait, un devoir, c’est-à-dire une dette. Le leader est en situation de dette par rapport à la société en tant justement qu’il en est le leader. Et cette dette, il ne peut jamais s’en acquitter, le temps du moins qu’il veut continuer à être le leader : qu’il cesse de l’être, et la dette aussitôt s’abolit, car elle marque exclusivement la relation qui unit chefferie et société. Au cœur de la relation de pouvoir s’établit la relation de dette.

 

On découvre alors ce fait majeur : si les sociétés primitives sont des sociétés sans organe séparé du pouvoir, cela ne signifie pas pour autant qu’elles sont des sociétés sans pouvoir, des sociétés où ne se pose pas la question du politique. C’est bien, au contraire, de refuser la séparation du pouvoir d’avec la société que la tribu entretient avec son chef une relation de dette car c’est bien elle qui demeure détentrice du pouvoir et qui l’exerce sur le chef. La relation de pouvoir existe bien : elle prend la figure de la dette qu’à jamais doit payer le leader. L’éternel endettement du chef garantit pour la société qu’il demeure extérieur au pouvoir, qu’il n’en deviendra pas l’organe séparé. Prisonnier de son désir de prestige, le chef sauvage accepte de se soumette au pouvoir de la société en réglant la dette qu’institue tout exercice du pouvoir. En piégeant le chef dans son désir, la tribu s’assure contre le risque mortel de voir le pouvoir politique se séparer d’elle pour se retourner contre elle : la société primitive est la société contre l’État.

 

Puisque la relation de dette appartient à l’exercice du pouvoir, on doit être en mesure de la déceler partout où s’exerce le pouvoir. C’est bien ce que nous enseignent les royautés, polynésiennes ou autres. Qui paye la dette ? Qui sont les endettés ? Ce sont, on le sait bien, ceux que les rois, grands prêtres ou despotes nomment “gens du commun”, dont la dette prend le nom de tribut qu’ils doivent aux dominants. D’où il ressort qu’en effet le pouvoir ne va pas sans la dette et qu’inversement la présence de la dette signifie celle du pouvoir. Ceux qui, dans une société qu’elle qu’elle soit, détiennent le pouvoir, marquent cette réalité et prouvent qu’ils l’exercent en imposant à ceux qui le subissent le paiement d’un tribut. Détenir le pouvoir, imposer le tribut, c’est tout un, et le premier acte du despote consiste à proclamer l’obligation de le payer. Signe et vérité du pouvoir, la dette traverse de part en part le champ du politique, elle est immanente au social comme tel.

 

C’est dire que comme catégorie politique, elle offre le critère sûr par quoi évaluer l’être des sociétés. La nature de la société change avec le sens de la dette. Si la relation de dette va de la chefferie vers la société, c’est que celle-ci reste indivisée, c’est que le pouvoir demeure rabattu sur le corps social homogène. Si, au contraire, la dette court de la société vers la chefferie, c’est que le pouvoir s’est séparé de la société pour se concentrer entre les mains du chef, c’est que l’être désormais hétérogène de la société renferme la division entre dominants et dominés. En quoi consiste la coupure entre sociétés non divisées et sociétés divisées ? Elle se produit lorsqu’il y a renversement du sens de la dette, lorsque l’institution détourne à son profit la relation de pouvoir pour la retourner contre la société, dès lors partagée entre une base et un sommet vers qui monte sans cesse, sous les espèces du tribut, l’éternelle reconnaissance de la dette. La rupture dans le sens de la circulation de la dette opère entre les sociétés un partage tel qu’il est impensable dans la continuité : pas de développement progressif, pas de figure du social intermédiaire entre la société non divisée et la société divisée. La conception de l’Histoire comme continuum de formations sociales s’engendrant mécaniquement les unes à partir des autres s’interdit, dans sa cécité au fait massif de la rupture et du discontinu, d’articuler les vrais problèmes : pourquoi la société primitive cesse-t-elle, à tel moment, de coder le flux du pouvoir ? Pourquoi laisse-t-elle l’inégalité et la division ancrer dans le corps social la mort qu’elle conjurait jusque-là ? Pourquoi les Sauvages réalisent-ils le désir de pouvoir du chef ? Où prend naissance l’acceptation de la servitude ? “

 

“Il est hors de doute que seule l’interrogation attentive du fonctionnement des sociétés primitives permettra d’éclairer le problème des origines. Et peut-être la lumière ainsi jetée sur le moment de la naissance de l’État éclairera-t-elle également les conditions de possibilités (réalisables ou non) de sa mort.” (paru dans la revue Interrogations, mars 1976)

 

 

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